« En quoi la création artistique est elle essentielle pour le devenir de l’homme ? ».
1. Introduction : qu’est ce que la création artistique ?
Elle est cette énergie consacrée à la réflexion sur notre être, sur notre milieu, sur notre être dans notre milieu ou encore sur le milieu dans notre être, retranscrite sur un support qui en est l’objet (l’œuvre d’art), la création.
C’est une définition non exhaustive bien sûr. Il m’est impossible de traiter tous les aspects de ce qui est, pour moi, la création artistique. Cependant cette définition sera complétée dans chaque point de ce travail.
Pour mieux répondre à la question posée, je pense que tenter d’imaginer la disparition de la création artistique est un bon moyen de donner un avis cohérent.
Imaginer un monde sans création artistique reviendrait, sans doute, à dire qu’il n’y aurait plus de réflexion, de recherche intellectuelle car il n’y aurait plus dès lors d’intérêt, de moteur. En effet, j’entends par réflexion un acte, un maillon nécessaire au processus de création. Cependant, j’isole la réflexion liée au processus de création du sens large communément accordé à ce mot. Par exemple, je la distingue du processus de résolution (voir plus bas).
2. Qu’est ce qu’elle englobe ?
Toute activité proprement humaine.
Elle fait référence à nos émotions, nous fait vibrer. Elle est souvent une expression autre que la parole
*.
Le support de cette réflexion plus ou moins maîtrisée, n’a pas toujours le statut d’œuvre, il faut pour cela que l’homme soit totalement libre dans sa démarche, qu’il ne soit pas contraint à la production, qu’il laisse cette énergie guider ses pensées, sa réflexion, sa main, son corps, l’entièreté de son être afin qu’ils agissent de concert et sans entrave.
Il doit retranscrire ce que « ça » lui dit. Que l’on identifie le « ça » comme étant l’inconscient (psychanalyse) ou comme étant les « Célestes » (Holderlin) ou encore de « daïmon » (Socrate). Il y’a un langage qui nous parle, non pas dans un but de communication, car il n’est pas possible de dialoguer avec lui, mais dans un but de révélation personnelle qui a écho universel. L’artiste est alors le moyen de retranscription de l’ouverture psychique engendrée.
Qu’il s’agisse de peinture, de photographie, de littérature, d’ébénisterie, etc., si l’œuvre est vraie, elle retranscrit cette vérité, elle est insaisissable, englobante, il est impossible de la réfuter. Elle est une sorte de signe vers une prise de conscience parfois effroyable, dévastatrice de nos conceptions jusque là établies, toujours révélatrice. Elle permet la remise en question totale et vraie de notre conscience, de notre perception du monde.
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*Le chant, par exemple, avant d’être chanté est souvent écrit et le fait de chanter est avant tout une restitution d’émotion par l’intensité de la voix en rapport à un contexte émis par le texte.
Elle permet aussi une certaine stabilité psychologique. L’homme contraint tous les jours par son environnement, son espace social, a besoin d’un sentiment de liberté, de lâcher prise et de se laisser aller, d’exprimer ce que « ça » lui dit afin de mieux se remettre en selle. C’est une question d’équilibre psychologique.
En psychologie, l’art-thérapie se développe de plus en plus, utilisée avec des personnes stressées, des toxicomanes et alcooliques (vu au cours), dans des milieux correctionnels, dans des résidences d’aînés et des écoles, ou encore dans des hôpitaux et des cabinets privés.
Ici encore l’art (dé)montre son apport universel. Jeunes, vieux, criminels, alcooliques, handicapés moteurs ou mentaux, l’art-thérapie aide.
Dans le domaine psychologie, nous dirons « qu’elle aide à (re)prendre contact avec son intériorité, à l’exprimer et à se transformer. Les images intérieures peuvent surgir du passé ou de ce à quoi on aspire. Le geste créateur sollicite l’imagination, l’intuition, la pensée et les émotions. Elle permet de dévoiler certains aspects de soi, de générer une vision des comportements nouveaux qui contribuent à des guérisons physiques, émotives ou spirituelles » (syllabus d’exercices pratiques de techniques éducatives et rééducatives, J. Delarsille).
3. Et sans elle ?
J’ai vu récemment un documentaire, « la rue (zone) interdite », qui traite du problème rencontré par les photographes actuels concernant le droit à l’image, sur la chaine TV5(Tv5 monde). Guy Le Querrec (photographe) y mentionne une idée pour imaginer les répercussions de la législation abusive du droit à l’image sur la photographie humaniste (photographie dans la rue avec des passants par exemple). Son idée consiste à regrouper des photographies de (par exemple) Cartier-Bresson, Doisneau et Depardon dans une exposition qui aurait pour titre : « Imaginez le monde sans ceci ». Je n’ai pas vraiment compris sur le coup.
Et puis, une phrase de Gilbert Duclos (présentateur du documentaire et photographe) m’a interpellé : « car ne plus faire ce type de photographie équivaut tout simplement à accepter de perdre collectivement la mémoire ». Moi-même passionné de photographie, je comprenais cette phrase mais sans pouvoir me l’expliquer.
Vint enfin l’explication à la fin du documentaire, une phrase de Le Querrec: « Moi j’aimerais plaider d’une certaine manière en disant : bon allé d’accord… on est un peu des voleurs. On est des voleurs du temps, on vole des instants et on restitue de l’éternité. Alors quand même, c’est pas si mal ! » .
La traduction parfaite de mon ressenti. La photographie est un témoignage du temps, un acte nécessaire, une traduction de l’impalpable. Elle traduit sans mot dire ce que l’homme fait, ce qu’il est, comment il évolue, comment il évolue dans son environnement, comment son environnement parfois le submerge et le contraint.
Lorsque je réussis une photo, lorsque qu’elle « marche » bien, je suis satisfait. Sans l’expliquer, la photo me dit quelque chose qui me perce à jour et me dévoile. Au-delà de moi-même, de Kevin Wagemans.
Si la création artistique disparaît se sont bien évidemment les Arts qui disparaîtront avec elle et tout ce qu’ils représentent. Il n’y aura plus ce transfère de « ça » au support en passant par l’étape de révélation à l’artiste. La pratique artistique et l’œuvre ne pourraient plus exister. Il n’y aurait plus ces photographies qui lorsqu’on les regarde nous frappent de plein fouet. L’œuvre d’art détient une puissance qui se jette à notre figure sans nous en demander la permission.
Michel Lessard, historien québécois dit ceci : « La lecture du Québec, elle ne se fait pas que par des monuments ou que par des paysages. Mais la lecture du Québec elle se fait avant tout par la vie, par le cheminement des humains dans la ville. Alors restreindre, finalement, la notion d’espace public, de l’abandonner, c’est tuer la ville, c’est aussi simple que ca, c’est tuer la vie ! ».
4. Au-delà du domaine de l’art, que signifierait sa disparition ?
Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas artistes que nous ne sommes pas dans nos vies, soumis à la création artistique.
Elle fait partie de nous, un artiste est une personne, comme vous et moi. Il est artiste parce qu’il a laissé cette énergie prendre son élan et s’exprimer à travers son art dont il a les notions.
Cette énergie est présente en chacun de nous, elle est notre motivation à avancer, à apprendre, à découvrir, à chercher, remuer, réfléchir, repenser. Elle est notre identité, ce que nous sommes en tant que personne unique car l’énergie qui nous pousse est propre à chacun.
Ensuite elle est notre identité en tant qu’être humain car elle porte en elle un message universel. Même si nous ne la laissons pas agir pleinement et la laisser créer l’œuvre, le message est présent, il est la conscience commune, ce qui guide l’humanité à travers les âges.
Sans elle, l’Homme perdrait tout ce qui fait de lui un Homme. Tout ce qui le différencie de l’automate autonome* qui ne réagirait face à un problème du processus de production que par un processus de résolution, c'est-à-dire aller prendre des informations dans une base de données pour résoudre le problème rencontré. Il n’aurait plus vraiment de but si ce n’est la survie de ses fonctions, réduit au présent, l’instant, incapable de se projeter car son imagination se tarirait. Incapable de se remettre en question car rien ne l’y pousserait. Il perdrait une grande partie de son être finalement.
5. Sa disparition est-elle possible ?
Si les œuvres d’anticipation ne manquent pas, la réponse à cette question me semble être une énorme inconnue, les deux positions : pour et contre, me semblent défendables. Mais il faudrait concevoir plusieurs choses qui me semblent inimaginables.
Cette question me semble, bien que nécessaire dans ce travail, plus portée sur une théorie philosophique. Je ne tiens pas à argumenter mon avis de long en large ici mais je vais tout de même en dresser une brève esquisse par une réflexion portant sur un thème central : l’autodestruction humaine.
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* Référence à «1984 » de G. Orwell ou encore « Le meilleur des mondes » de A. Huxley.
Il faudrait, entre autre, prêter à l’homme une motivation et une force d’autodestruction telle qu’il en perde sa nature même / son Humanité. Je ne pense pas que l’homme en ait la possibilité si on prête à la création cette force directrice, cette conscience commune de l’existence dans un milieu donné.
L’évolution de l’humain est clairsemée d’actes d’autodestruction : les guerres en sont un exemple, facile.
Mais les guerres pourtant portent en elles un acte créateur, elles ont un but créatif (création territoriale, application idéologique, etc) aussi amoral soit-il.
Il faudrait donc que l’homme établisse un nouveau système d’autodestruction qui transcende l’individu, l’humain, la mort, le matériel, le temps et surtout qu’il soit autonome afin qu’il ne se nourrisse plus de la création artistique. Ainsi il perturberait toute l’activité humaine en ayant comme but final l’annihilation de la création humaine par la modification, d’abord instrumentale ensuite structurelle de la pensée humaine.
Beaucoup en viennent à dire qu’un système semblable est déjà établi par la société de consommation alliée à l’évolution aliénante de la technologie qui annihilent notre création artistique. Il est sans doute raisonnable de le penser mais je crois qu’il faut nuancer cet avis.
Je crois que ce système est bien autodestructif, qu’il transcende en effet les éléments cités plus haut et qu’on peut aisément lui prêter un but de destruction de la création artistique. Mais il n’est pas autonome, il se nourrit pour chacune de ses ramifications de la création artistique humaine. Il ne fait pas oublier à l’homme qu’il est un être d’abord doué de créativité et ensuite capable de création artistique.
Un exemple de phénomène que j’observe qui montre bien cet état de fait: la disponibilité et l’étendue de l’offre des appareils photos numériques permet aux plus amateurs de s’essayer à la créativité photographique. Cependant je remarque que même si les œuvres photographiques se multiplient, elles se font paradoxalement de plus en plus rares/ discrètes. En effet la production d’images aujourd’hui est énorme et les œuvres sont noyées dans cette masse gargantuesque pratiquement insondable. Je vois donc de plus en plus de photographes-artistes mettre la clé sous la porte et se diriger vers une autre activité.
C’est le revers de la médaille incontrôlé et dangereux de cette disponibilité tous azimuts car se prétend artiste qui le veut. L’aspect rare et sacré de l’Art perd de son intensité, l’intérêt perd de son éclat.
L’art photographique (et je pense l’Art en général) risque la noyade mais certainement pas l’oubli, en tout cas à l’heure actuelle.
Dans le futur, on peut craindre que les avancées technologiques réduisent ou même remplacent les activités purement humaines. On pourrait craindre dès lors que l’Homme ne sache plus ce qui fait de lui un Homme et, donc, se perde.
Je précise tout de même que tout ceci n’est bien sûr qu’hypothétique et n’est basé que sur mes convictions et croyances personnelles.
Le film « Blade Runner » de Ridley Scott en est un parfait exemple au même titre que « 1984 » de G. Orwell ou « Le meilleur des mondes » de A. Huxley.
« Qu’est ce que l’Homme, quelle est sa spécificité et comment peut-il la perdre et se perdre lui-même ? ». Ils traitent en fait tous du même sujet mais sous un angle différent.
Dans « Le meilleurs des mondes » on entrevoit un monde où la production a pris le pas sur la création artistique, on y voit un être humain qui n’est plus que l’ombre de lui-même, un homme exclusivement fonctionnel.
Dans « 1984 » c’est plutôt une explication d’un processus possible pour en arriver à un scénario comme dans « Le meilleur des mondes ».
« Blade Runner » éveille, interroge le spectateur, il remet en cause le « je pense donc je suis » de Descartes ou disons plutôt qu’il l’actualise. Il impose la réflexion sur notre être et la possibilité de notre non-être.
6. En guise de conclusion
Ce travail m’a permis de mettre par écrit une partie de ma réflexion sur ce sujet qui me tient à cœur. En photographie, j’essaye de traiter un sujet similaire, « comment l’homme se perd ». Mais c’est terriblement complexe car il faut situer beaucoup de notions et être suffisamment précis dans mes conceptions que pour rester un minimum logique dans ma démarche.
Je crois qu’un réel danger se profile à l’horizon quant à l’existence de la création artistique. La frontière entre les activités proprement humaines et les capacités des ordinateurs et machines est des plus en plus étroite. La technologie avance de plus en plus vite et paradoxalement, son créateur, l’homme se perd, s’oublie, il est contraint par elle de toujours avancer et de plus en plus vite.
C’est un premier pas vers l’autonomie car d’une certaine façon, la technologie domine déjà l’homme.
Si la sonnette d’alarme a été tirée par les artistes sans doute aura-t-elle écho universel au moment voulu… n’en a-t-elle pas déjà un ? :
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