Mme B habite une rue de coron, dans le Pas de Calais. Sa maison est la seule dont le petit jardinet est planté d'arbustes cachant partiellement la devanture de la maison.
Mme B a 97 ans, elle vit seule dans sa maison, a toute sa tête et conserve une excellente audition. Mme B est une ancienne infirmière de l'armée allemande. Ayant fait connaissance avec elle une semaine auparavant, je suis venu pour l'interviewer et tenter de dresser une biographie succincte. Elle m'avait indiqué avoir longuement songé à écrire le récit de sa vie mais n'avoir finalement jamais commencé à le faire. Il est maintenant trop tard : « trop de fatigue » me dit-elle.
Lorsque j’arrive chez elle, elle me dit avoir changé d'avis et ne plus vouloir parler de tout ça avec moi. Un instant je pense repartir pour ne pas la déranger mais je m’assois tout de même et, tout en discutant de chose et d'autre, je charge le rolleiflex en pellicule. Il fait sombre, trop sombre, je vais encore être obligé de pousser la pellicule à 1600 iso et déclencher à basse vitesse. Je commence quelques portraits, elle proteste un peu au début mais oublie l'appareil au bout de quelques minutes.

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Elle commence alors à m'évoquer son passé, le problème c'est que je ne comprends que le dixième de ce qu'elle me dit: il y a plus de mots allemands que de mots français. Voici le peu d'information que je peux restituer avec une certitude relative: Mme B est née en 1915 dans une petite ville à l'est de la forêt noire, son père était soldat pendant la première guerre mondiale et y a été blessé. La deuxième guerre mondiale ayant commencé, elle devient infirmière et est envoyé sur le front Russe ou elle restera plusieurs années. Après la guerre elle vient en France, elle y reste et épouse un français, mineur de fond.
Pendant l'entretien j'ai d'abord été très frustré de ne pas comprendre ce qu'elle me disait, cette femme qui est née pendant une des plus grande boucherie humaine, qui a connu toute la montée du nazisme et qui a été fière de s'engager dans son armée. J'aurais aimé qu'elle me parle de tout ça pour comprendre un peu mieux comment une nation peut sombrer dans l'endoctrinement le plus complet. Mais elle n'avait pas envie de me parler de ça: aucun mot sur l'entre deux guerre. Et ce dont elle m'a parlé je n'en ai pas compris grand chose.
Alors la frustration a laissé place à l'observation. Mme B s'exprimait par intermittence: des tirades plus ou moins longues pour me parler des afflux de blessés mutilés, gangrénés, défigurés. L'effroi se lisait dans ses yeux et tous ses membres étaient en action, revivant les drames d'autrefois. Ces tirades épiques étaient entrecoupées de longs moments de silence immobile, durant lesquels je pouvais contempler la tristesse et la lassitude dans sa forme la plus pure. Ces successions de silence et de violentes logorrhées me faisait penser à une femme durant le travail précédant l’accouchement: alternance d'intenses moments de douleur pendant les efforts d’expulsion et d’intenses moments de fatigue anxieuse, mais au contraire d'un accouchement rien de joyeux ne pouvait sortir de ce récit. Fasciné par cette scène je l’ai photographiée le plus discrètement possible, sans l’interrompre.

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Elle m'a ensuite montré des photos d'elle, j'ai trouvé que cette jeune infirmière de 25 ans était vraiment très belle, je le lui ai dit. Elle m'a alors dit que plusieurs médecins allemands et américains l'avaient demandé en mariage et qu'elle avait toujours refusé. Je lui demande alors ce qui l'a amenée à venir en France, elle m'explique vaguement que sa sœur y avait épousé un militaire Français et que c'est en la rejoignant qu'elle avait connu son futur mari. Elle m'explique alors que les potins du quartier, la vie du coron, tout cela ne l'intéressait pas, qu'elle ne s'est jamais vraiment intégrée et qu'elle ne le souhaitait pas.
J’ai fini mes pellicules, j’ai rangé mon appareil et m’apprêtais à lui dire au revoir en la remerciant. C’est alors qu’elle s’est levée et a commencé à me parler, mais cette fois ci très rapidement, sans pause et complètement en allemand. Je n’y comprenais rien mais la laissais parler longuement, l’image d’une femme en plein travail me revint en tête et j’eus cette fois ci l’impression de voir la réelle expulsion. Elle finit par s’arrêter. Puis après une pause elle ajouta, en Français : « je ne vous remercie pas, à cause de vous je vais très mal dormir et j’aurais mal à la tête toute la nuit ». Mais je lus dans ses yeux un certain remerciement et elle écouta mes excuses en me souriant.
J’ai compris ensuite qu’elle ne souhaitait pas être comprise, mais juste entendue. Néanmoins j’ai l’impression d’avoir compris ses émotions, expérience sans doute plus intéressante que si j’avais reçu un discours parfaitement intelligible. L’empathie permet de comprendre certaines choses que le discours est impropre à expliquer.

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rolleiflex, trix exposé à 1600 iso, Xtol 1+1